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« L’entre-trois existential »©

“The threefold existential in-between” ©


Un prolongement clinique de la pensée phénoménologico-daseinsanalytique.






« Il y va en mon étant

De l’Être et du Néant »

Dr. Ado HUYGENS

Version actualisée ( Déc. 2022) de celle publiée dans la Revue de Psychiatrie Française - Mars 2015

Ci-dessous, vous pouvez découvrir le fruit d'un cheminement de 40 années d'entretiens cliniques et de dialogues-transmissions philosophiques et artistiques. Puisse cette écriture translater universellement un vécu personnel.

Comment trouver une forme d’équilibre lorsque notre société se délite peu à peu en réduisant l’homme au rang d’objet parmi d’autres objets ? Pouvons-nous surmonter l’errance humaine et ce qu’elle entraîne, la souffrance et la désertification ?

N’est-il pas indispensable de sortir des clivages — la raison, la science, la technologie versus l’intuition, la sagacité, la spiritualité — pour infléchir les tendances schizoïdes et réinsuffler de l’humanité / humilité au cœur de l’humain ? 

Les théories, propositions et solutions psycho-neuro-scientifiques ne peuvent s’ériger en archétype ou paradigme (totalitaire) de la psychothérapie et, dès lors, de ce qui définit « la santé mentale ». La philosophie, l’art, la pensée, la corporéité participent aux fondations essentielles de l’accompagnement clinique.  

Plus de trente-cinq années se sont écoulées à tenter en vain de mettre en perspective

- l'éprouvé des sensations, émotions et pratiques somatiques (le pathique),

- les fondements de l'expérientiel,

- le souci husserlien de percer les mystères de la phénoménalisation de l’étant,

- la question heideggérienne de l’Être, 

- la difficulté, voire l’impossibilité de l’homme à se confronter à la présence inéluctable des processus de néantisation et

- l'élan créateur et transformateur des activités artistiques.

Ce fut quelques jours après la mort de mon maître Henri Maldiney (1912-2013) que me vint en rêve la vision de l’entre-trois existential© : une nouvelle représentation mentale, une parmi tant d'autres, qui pourrait contribuer à une harmonisation possible de la complexité dissonante de l’être-homme.

La Daseinsanalyse, créée dans les années quarante par le Dr. Ludwig Binswanger et développée par le Dr. Médard Boss, se veut, comme son nom le précise, une analyse du Dasein, terme allemand usuel repris par Heidegger pour nommer le fondement de l’homme à savoir qu’ « il y va en son être de cet être ». Dasein est d’autant plus intraduisible – ou maladroitement en français par «Présence », « Être-là », « Être-le-là », « Être-ouvert » – qu’il demeure, traduit ou non, inintelligible, mystérieux, muré pour d’aucuns dans un hermétisme philosophique que seuls quelques élus herméneutes pourraient percer à jour. L’aventure s’avère d’autant plus hasardeuse que d’« Être et Temps » (1927) à « Temps et Être » (1962) la notion de Dasein se transforme drastiquement, à la mesure de la maturation de sa pensée. 

En effet, l’œuvre heideggérien, en questionnant inlassablement l’Être, a sondé, dans ce sillage, celui qui en est la sentinelle et qu’il appelle dès 1927 « Dasein ». Un  site inaugural, matinal de pensée qui n’aura de cesse de se modifier : du sens de l'Être vers une topologie de l'Être en passant par la vérité de l'Être ; de Sein à Seyn ( Estre) , de Dasein à Da-sein pour aboutir à Ereignis. Autant de fondations et de sauts inédits et inspirants qui nous imposent à la fois une inlassable relecture du penseur et une translation de sa pensée à l’aune de notre propre exigence clinique et de son avènement éthique. 

L'étant & Le Néant & L'Être

En tant qu’humains, nous sommes corps, matière et, dès lors, relevons de l’ordre de l’étant (beings), de ce qui est, de ce qui apparaît, de ce qui se donne à voir dans le présent. Nous avons un contour, des limites, une structure, une identité, une essence. La philosophie référente en la matière sera la phénoménologie fondée par Edmund Husserl : l’homme est un fainomenon, quelque chose qui entre dans le domaine de la perception et dont il nous faut comprendre les modes de donation.

Si, à l’instar de tout étant, l’homme est frappé par le néant, néant que nous comprenons essentiellement comme un processus de néantisation, d'altération, de destruction, de dévastation, il est par ailleurs le seul étant qui peut, en en prenant conscience, non seulement l’anticiper, le craindre, le refouler, le contrer, le travestir, le sonder mais aussi l’accueillir, en jouir ou en user et abuser.


Une métastabilité psychique n’est envisageable qu’en intégrant la finitude et relativité de toute chose. Nous ne sommes que de passage. Quel défi que celui de s'ajuster à la temporalité de la phénoménalisation des essences. Ce défi est d’autant plus complexe à relever si nous tenons compte à la fois des pensées orientales — Lie-Tseu, Lao-Tseu, Zhuangzi, Nishida, Nishitani, …— et des pensées occidentales — Héraclite, Eckhart, Hegel, Heidegger, Sartre, Stevens, … En effet, au jour de ces sources intuitives, une pléthore de concepts nous assaille : le néant, le Vide, le non-étant, le vide, la vacuité, le rien, le rien absolu, l’impermanence, la négation, la négativité, le silence… La confusion est inévitable. Quant au processus néantisant plus spécifiquement, il s’avèrera d’autant plus puissant qu’il n’est pas identifié, accueilli et intégré.

Si la première dimension (l'étant) est indubitablement reconnue de tous et la deuxième (le néant) plutôt vécue, éprouvée qu’approfondie ou questionnée, la troisième dimension (l'Être), relevant du « méta », du suprasensible et, in fine, de la croyance, d'un transcendantalisme demeurera la plus problématique. Nous nous heurtons déjà aux premières controverses en voulant la circonscrire dans le verbe. Il nous faut trancher, décider d’une orientation… qui sera heideggérienne puisque le penseur de Messkirch est l’éclaireur de la source parménidienne (eon). Nous rassemblerons dès lors sous le terme « Être » toutes les «signifiances insignifiables» que l’homme a tenté de conceptualiser sous la forme du divin, du spirituel, du souffle, du neutre, de l’indifférencié, de la matrice première, du transcendantal, du Vide, du Silence, du cosmique, de l'âme, du ki, … « L’Être » renvoie également à l’originel, à l’antéprédicatif, à l’impersonnel.

Afin d’éviter le danger de réifier la Daseinsanalyse, nous avons à confronter ses fondements à d’autres cheminements de pensée, aux épreuves et aléas de la vie. Se méfier de toute écholalie qui répète des formules telles « dépasser la relation sujet-objet » sans l’expérimenter. " Être le-là ( Da-sein) n'est pas le mode de réalité de l'étant quel qu'il soit ; c'est au contraire, soi-même l'être du là" (Heidegger - Beiträge - § 173)     Qu’est-ce à dire ? 

En quoi « être-le-là » nous importe, en quoi cette pensée hermétique soutient l’accompagnement clinique ? S’avère-t-elle cruciale dans la mesure où elle nous met en garde contre toute objectivisation de l’humain dans le champ de la santé mentale en nous convoquant à le penser au-delà du registre mécaniciste ? Cet au-delà ne sous-tend pas un arrière-monde mais tient compte de notre finitude, de la présence anéantissante du néant, de l’absurde, de l’impermanence des choses et d’une dimension indémontrable que d’aucuns pourtant ressentent comme existante :  un entrelacs singulier du réel, de l’imaginaire et d'instances symboliques qui forme notre réalité dynamique.

Le cheminement de l’articulation du «sens » et de « l’étant » – pierre angulaire de toute psychothérapie, mais aussi du vivre humain –questionne inexorablement la relation qu’entretient l’étant-humain avec le néant et l’Être. Ce sens ne pouvant se coaguler sous peine de nous figer dans une illusion redevient signe : oscillation perpétuelle sens / signe qui en appelle à l’altérité, au partage, au questionnement, à l’étonnement. 

Qu’est ce qu’un vécu si ce n’est une résultante de ces trois forces dynamiques d’essences et de donations différentes : l’étant (beings), le néant (Nothingness) et l’Être (Being). Il ne se réduit à aucune d’elles mais représente leur interaction. La synergie qui en résulte s’équilibre peu ou prou en fonction d’une spatio-temporalité donnée et peut témoigner d’une advenue évènementielle ( Ereignis) qui signe une relation insigne entre l’étantité de humain et sa capacité transcendantale de ressentir ce qui n’est pas. Un « ne pas » qui a toute son importance inaugurant une question taraudante : « Pourquoi y a-t-il quelque chose et pourtant toujours rien ? ». Question qui fera l’objet d'un prochain livre. 

Dès notre naissance, nous sommes touchés par différentes formes de néantisation, qui toutes prennent une ampleur plus ou moins grande, pouvant varier de l’insignifiance (un rhume, un échec lors d'une évaluation) à la néantisation absolue (la mort d'un proche) en passant par la dévastation (l'annonce d'une maladie grave, un divorce,...). Cela nous impose à chaque fois de réagir, créant ainsi sans cesse une nouvelle synergie de l’entre-trois. 

Lorsqu'un parent apprend que son enfant est touché par une maladie dégénérative létale, la sphère du néant soudain s’hypertrophie et recouvre celle de l’étant et de l’Être. Son monde s’effondre, le sol se dérobe sous ses pieds. Plus rien n’existe, n’a de sens. Ce vécu, «normal » dans un premier temps, doit néanmoins se transformer sous l’impulsion dynamique d’un rééquilibrage des trois dimensions fondamentales. Bien qu'indispensable et essentiel, cet rééquilibrage n’en est pas pour autant évident : Il nécessite un moteur en sous-œuvre que nous nommerons la transcendance. 

Cette aperception transcendante nous donne une sensation intime et diffuse que nous pouvons surmonter ce que nous sommes en train de vivre  et possibiliser un avenir. 


L’intime, ce lieu que j’habite de mon impuissance à y être.


Un tel néant qui nous submerge est événementiel, c'est-à-dire qu'il crée une rupture, amorce une crise qui nous met en demeure de nous transformer ou, à défaut, d’être plus ou moins fragilisés, voire anéantis : les traumatismes. Tout dépendra de la puissance de la transcendance et de la qualité des modalités de présence qui nous soutient.

L’événement néantisant, s’il traumatise, peut aussi figer le caractère dynamique de cet entre-trois existential© et nous contraindre à recourir à des subterfuges, des parades qui donnent l’illusion que « tout va bien ». Personne n’est dupe.  

  • Nous pouvons ainsi abruptement investir massivement la dimension de l’étant : en nous focalisant sur une spécialité scientifique, en nous réfugiant dans l’avoir – l’argent, les collections, les propriétés… – ou en nous enfermant dans des vérités absolues d’où sourd l’intolérance ou l'avidité. 

  • Nous pouvons aussi nous éthérer dans l’Être et dénier toute forme d’étantité jusqu’à notre propre corps, éliminant par la même occasion la dimension du néant. Peut en découler le mysticisme et certaines formes de psychose.

  • Enfin, nous pouvons nous effondrer dans la puissance du néant, et ressasser : « A quoi bon, tout est vain ! » L’absurde se radicalise, le nihilisme triomphe. Nishitani débusquera ainsi un crypto-nihilisme : un nihilisme qui se cache, dit-il," dans le divertissement, une sexualité pulsionnelle, une certaine manière de pratiquer le sport…"

La méta-stabilité dynamique de l’entre-trois existential © peut également s’enfermer plus spécifiquement sur un entre-deux : Etant-Néant ; Etant-Être ; Être-Néant. A chacune de ces exclusions, émergent des modes d’être-au-monde, des idéologies, croyances ou philosophies spécifiques : 

  • La dyade Etant-Néant  excluant l’Être peut mener à la dépression lorsque se multiplient les pertes, les banqueroutes, jamais compensées par une dimension plus spirituelle. Elle caractérise également certaines recherches scientifiques qui, au nom d'une toute-puissance qui leur est propre, tentent d’affaiblir l’impact du néant en comprenant mieux les failles des étants. 

  • La confrontation Être-Néant libère une sensation mélancolique qui, non équilibrée par l’étant où s’inscrit l’élan créateur, plombe l’atmosphère d’une lourdeur abyssale et, ce, sans raison apparente. Néantisation de la transcendance, du possible. 

  • Quant à la synergie Etant-Être qui refoule ou dénie la présence inéluctable du néant, elle libère une énergie frénétique telle celle de la toute-puissance mégalomaniaque, indispensable et nécessaire pour tout projet d’envergure sous réserve néanmoins qu’elle finisse par s’équilibrer dans l’entre-trois. La plupart du temps, cette escalade irréfragable de pouvoir ou de conquête conduit à la déroute ou à l’effondrement. Le simulacre étant-Être caractérise le discours des charlatans ou autre gourou

Précisons que, quelle que soit la puissance de l’exclusion, elle n’est jamais totale ; subsiste toujours en nos vécus une once infime de la troisième dimension.

De même, la transcendance venant et s’absentant, l’homme ne réalise que rarement et momentanément cet équilibre métastable trinitaire nécessaire pour dépasser ses souffrances et atteindre un bien-être. D’aucuns espèrent l’atteindre définitivement par une pratique méditative spirituelle, par une voie tel le zen, un art martial, la cérémonie du thé, la calligraphie,…                         

                                                                                   Quelles que soient les attentes, 

Il est essentiel 

de moduler le rythme de ses activités et

 d’apprendre à donner du temps au temps 

pour habiter l’espace que déploient la vie et le monde.

Si Heidegger s’inquiète de l’oubli de l’Être (Seinsvergessenheit) et de l'abandon de l'étant par l'Être (Seinsverlassenheit), nous alertons le monde du péril de négliger l’harmonisation des trois dimensions existentiales ; négligence qui explique sans jamais justifier, d'une part, in illo tempore, les dérapages inacceptables du penseur de l’Être et d'autre part, de tout temps, les comportements égocentrés, innommables et déshumanisants d’une frange de l’humanité. 

Mon accompagnement clinique d'inspiration daseinsanalytique - que je nomme désormais "dialogue existential" veille à nous éveiller à cet entre-trois existential© harmonisé que nous pouvons  ressentir lors d'une rencontre-résonance évènementielle de l'art telle celle du subtil lavis animé «Impressions Montagne-Eau » de Te-Wei.  ( Cliquez sur le souligné pour découvrir l'animation)

« Da », le " le-là " , ni lieu, ni non-lieu, ne renvoie pas à un espace géographique trivial, à des coordonnées dans l’espace ou à une logique purement rationnelle. Il relève d’une "géographie singulière" (Berque) qui s’apparente à l’Ouvert, nullement cognitif mais plutôt pathique. Passible de l'épreuve vers cet entre-trois harmonisé, le soi se désencombre de ses artifices, de ses illusions omnipotentes. C’est à l’occasion de cette rencontre-résonance qu’une coalescence énergétique a lieu. La relation de l’homme au monde n’est plus celle du Sujet-objet, du primum inter pares ou du pars pro toto mais un retour vers l’Instant indifférencié qui permet paradoxalement par la suite de se retrouver centré. Je vous renvoie à l’expérience proposée par la Feuerle Collection

Pouvons-nous aborder « les figures du néant, du rien, de la négation » autrement que négativement ? (§ 145 –146 des Beiträge) Aux confins de ce lieu-réceptacle-des-formes (Khora, Platon), de ce lieu-éclaircie de l’Être (Heidegger) ou celui du néant absolu (zettai mu no bashô – Nishida) se donne un Site  où notre être-créé, notre facticité, notre finitude s’intonnent à l’éternité, l'infini, l'indifférencié. Calembredaine, divagations ?  Aux confins du pensable, pour certains, là où le réel et l’imaginaire se confondent au risque du délire. Ce lieu-non-lieu nous donne accès à une réceptivité créatrice de la donation des choses en offrant à cette perception la résonance de la vacuité. Il harmonise les contraires et visibilise ce qui n’est pas de l’ordre de nos perceptions habituelles : un entre tensionnel de présence/absence, du visible/invisible, du son/silence, de l’humain/divin, de l’activité/passivité, de l’éphémère/éternité, du logos/mutos, du plein/vide, de l’apparaître/disparaître, de la vie/mort, d’équilibre/déséquilibre. Est-ce à ce point inepte, certes irrationnel, mais est-ce insane, alors que concrètement il donne naissance au " Ma " ? 




Ma,

cet entre-deux

qui révèle l'être des choses

par le vide qui les met en tension...

Le questionnement heideggérien de l’Être sous-tend la question fondamentale de la relation entre l’imaginaire, le réel et la symbolisation qui inaugure le site de notre propre réalité, en partie différente, en partie semblable pour chacun d’entre nous. C’est précisément ce vecteur différentiel qui nous importe, c’est-à-dire jusqu’où suis-je différent —voire singulier— dans ma manière de voir, de percevoir, de comprendre le monde, de m’y inscrire. D’aucuns viennent au monde avec une différence structurelle qui s’avère déstructurante normativement à savoir qu’ils ne peuvent se construire une représentation mentale du monde et d’eux-mêmes avec ce qui structure la moyenne des gens - valeurs, principes, croyances, besoins -  fissurant peu ou prou le sensus communis … Quand cette différence devient dominante, elle peut conduire à l’exclusion, à l’incompréhension, à la dépression, à la mélancolie, au suicide, à l’apathie, à l'autodestruction, à la psychopathie mais aussi à la créativité et génialité.


Normativiser, par ailleurs, à outrance —la normopathie— peut rejeter toute dimension trop imaginaire (l’Être) ou symbolisée en oubliant que toute réalité ne coïncide pas avec le réel et, dès lors, se compose aussi d’une part d'imaginaire et de symbolique. Où se trouve le juste milieu ? 

Sommes-nous vraiment un étant pour qui il y va en notre être d’étant de l’Être ? Qu'en est-il de l’Être, du néant et de tous ces concepts heideggériens et philosophiques plus hermétiques les uns que les autres ? Ces derniers peuvent-ils éclairer le psychothérapeute ?


Assurément la question de l’Être sonde cette étrange et paradoxale possibilité de l’humain à donner sens ou non à ce qui n’existe pas, à ce qui ne se démontre pas et à lui octroyer une importance fondative ou à la rejeter. Heidegger en arrivera, lui, à penser un site essentiel le « Geviert », le Quadriparti représenté par la tension homme/divin ; terre/ciel. Le nôtre est l’entre-trois existential qui synthétise la manière dont toutes les cultures et traditions ont pensé et pensent leur relation au monde en donnant plus ou moins de portée à l’une des trois forces. 

Quoi qu’il en soit, l’humain est sans cesse et inexorablement déséquilibré par la vie ; il cherche à l’impossible cet équilibre, une sérénité ; il l’espère tout en pouvant souvent agir a contrario. Lorsqu’il se sent acculé, désespéré, sans issue, que ce soit un individu ou un groupe, il perd son sens critique et devient prêt à tout accepter, même l’impensable.   

Les religions et le sacré, les systèmes politiques, l’art, la philosophie, l’économie, la science et le bien-être sont, entre autres, les points cardinaux essentiels qui régissent l’humanité. Chacun d’eux connaît des destinées plus ou moins funestes, brillantes, déplorables ou sublimes dans une époque donnée. Ainsi naissent et meurent les hégémonies. Bien que l’histoire nous permette de comprendre certaines errances ayant conduit l’humanité au désastre, les sociétés modernes, embourbées dans le politiquement correct, ne réagissent que bien frileusement à l’inacceptable, aux nouvelles formes plus ou moins cryptées de totalitarisme qui dévasteront ce qui probablement doit l’être : notre civilisation saturée d’artifices. 

Les hégémonies dévastatrices naissent lorsque règne une force strictement néantisante doublée d’une absence presque totale de transcendance (désespoir), de dialogue ou de ce que Habermas nomme "espace public". Cela peut concerner tant un individu, un couple, une appartenance communautaire, une famille qu’une société ou un état. C’est à ce moment-là, au bord du gouffre, que survient une personnalité en quête de pouvoir et/ou de reconnaissance. Manipulatrice, consciente de l’aubaine, elle propose une solution illusoire mais très séductrice. Stimulée par des réactions étonnamment soutenantes, elle s’évertue à enfumer la raison et confine l’altérité dans des émotions de plus en plus aliénantes, renforçant la dépendance. Culpabiliser, trouver un responsable de tous les maux qu’il faut détruire, éliminer toute contestation possible et affaiblir l’esprit critique recoupent les stratégies essentielles de ces sauveurs qui exigent adhésion, pouvoir et confiance absolus, faute de quoi la violence explose. Ces systèmes, au départ démocratiques ou plébiscités deviennent peu à peu totalitaires, presque imperceptiblement jusqu’à la bascule irréversible. Quand les conséquences dévastatrices deviennent évidentes, il est trop tard. C’est pourquoi, il est sage de ne pas oublier combien un sauveur omnipotent imposant une vérité jupitérienne peut s’avérer redoutablement destructeur. Dans la mesure du possible, toujours s’enquérir s’il y a du "jeu différentiel"  (hen héraclitéen) une place pour le doute, le questionnement, le dialogue, le partage, le changement, les oppositions, la différence.

L’entre-trois existential© n’est pas une solution mais une possibilité pour toute entité de prendre du recul, de questionner la potentialité d’un équilibre métastable, optimalement harmonieux, afin que tant l’individu, le couple, une famille qu'une communauté, une nation, l’humanité puissent s’épanouir dans le respect des différences.


Toute forme de monocratie qui érige ses croyances en vérité despotique représente un danger, car guette l’exclusion. Là où est encouragée l’exclusion couve la rancœur, se ressent une menace grandissante, se prépare inexorablement une offensive redoutable du néant. 

Fabre - Gormley - Turell - Venet - Eliasson - Rainer - Redon - Munoz - Picasso - Serra - Penone- Giacometti - Bacon

Au cœur du cyclone, de la tourmente, du déséquilibre déshumanisant se maintient toujours en éveil un élan fondamental de créativité fondatrice d’humanité : 

l’ Art

Les différents courants ou formes d’art nous permettent au mieux d’illustrer cet équilibre/déséquilibre dynamique au fil des époques et au gré des cultures. 

       Devons-nous, pouvons-nous espérer, imaginer une œuvre d’art qui équilibrerait cet entre-trois existential©

Nous pouvons aisément comprendre combien, au fil du temps, en Occident, une des trois monades, voire une des dyades, fut privilégiée. L’art – tout comme l’homme – ne se laisse pas définir, enfermer dans un concept. Aussitôt pris dans les rennes du sens, il se dérobe.

Tantôt porté par un dépassement de l’étantité par la traversée du spirituel jusqu’au vide, au cosmique (J.Cage, L.Fontana, Rothko, Clifford Still, …), tantôt inscrit dans la radicale étantité, ce qui se donne et rien de plus, (F.Stella, Carl André; Ad Reinhardt,…), tantôt pouvant incarner le néant ou le cheminement du néant (Duchamp, R.Oplaka, Baudelaire, G.Malher, A.Artaud, …), chaque artiste et/ou son œuvre témoigne de ce cheminement fondamental au croisement de l’étant, de l’Être et du néant qui lui impose de se soustraire à toute forme d’emprisonnement.

Demeurer au loin de l’art

paupérise la demeure de l'humain...

Bien que l’argent et le besoin de reconnaissance des artistes l’aient perverti, nous ne pouvons pour autant sous-estimer son importance capitale pour l’humanité. La sculpture, la peinture, la poésie, la musique mais aussi l’architecture, les jardins, les différentes formes de théâtralité participent à l’émergence d’une énergie que nul ne peut contester ou reléguer aux doux rêveurs utopistes. 

  • Lire les écrits d'artistes et se mettre à l'écoute de leur cheminement dans la passibilité de leurs œuvres
  • Contempler quinze pierres et rochers posés sur une étendue de sable ratissé dans l’éternité de l’Instant
  • Découvrir par surprise Sophia Gubaidulina à la Philharmonie de Berlin
  • Entrer dans les anfractuosités de l'architecture d'un Tadao Ando d'où sourd  un clair-obscur 
  • Offrir sa voix à la puissance encore silencieuse d’un poème de Rilke, Celan,...
  • Se laisser surprendre par un lieu insigne où ne s'exposent pas des œuvres, mais où se suspend la relation sujet - Objet

pulsent notre vie d’un rythme qui ne le devient qu’au jour d’une diastole :

moment de repos et de décantation au large de tout brouhaha mondain.

L'art... "l'âme de fond"

accueillant mes abysses

serpentant les cimes

au fil et dans l'écart des affres du quotidien


            L'art existe la vie

           en ouvrant au rien

    Le visage de ce qui n'est pas


Cette parenthèse méditative tel un « passeur de lumière » nous conduit vers d’autres rives – visiter les jardins andalous, pérégriner jusqu’à la fondation Judd en plein désert, s’imprégner des ciels d' El Greco – pour advenir au cœur d’un art, que j’appellerais, à l’instar de Lee Ufan, un art de la résonance (Yohaku) qui sous-tend la présence d’une marge, d’un vide, d’une relation tensionnelle. La résonance, la vibration ne serait-elle pas la disposition affective fondamentale – Grundstimmung - qui nous ouvre au monde, bien autrement que l’angoisse ou l’ennui ? Une vibration qui amorce une coalescence énergétique entre moi et ce qui n'est pas moi, témoignant d'une véritable remise en question de la relation "sujet-objet".




  Le Voyage



Voyager est une dimension tout aussi fondative de l'existence. Voyager nous plonge aux cœurs de natures, cultures et traditions différentes qui nous convoquent à l’écoute et rencontre de l’altérité, de ce qui n'est pas nous, de ce qui ne construit pas du sens comme nous. 

Voyager - au loin - nous projette hors de notre zone de confort vers un lieu non-familier, d'autres langues, d'autres codes qu'il nous faut accueillir, apprivoiser, respecter pour les comprendre et les apprécier.

Le voyage s'apparente à une forme d'errance où tout n'est pas déterminé et pré-organisé. Il est, comme le souligne un proverbe tibétain, un retour vers l'essentiel.

Proche

Tout en restant étranger.


Quelle proximité ?


Celle qui ne rapproche pas, mais inaugure cette distance singulière à la résonance : "Ma".


Jusqu'où pouvons-nous rencontrer le différent


Ou


Serait-ce précisément le différent,

le point nodal d'une rencontre possible,

une différence

qui se ressent vibratoire, proche

tout en maintenant l'écart ?


Approche hyperbolique

d'un tout-chez, à l'impossible

frôlant, murmurant,

insufflant une proximité essentielle,

celle qui fragmente identité et fonds.


Apprentissage difficile,

cet entrelacs synchrone de proximité et distance.


S'absenter du soi.

Gagaku- Urayasu No Mai  

Mme Iguchi - Kitanodai Gagaku Ensemble  

Maison de la culture du Japon - Paris - Sept 2022  

L’entre-trois existential© 

Genèse & Synthèse

" L'harmonie, l'ajustement inapparent est plus fort que l'apparent "  Héraclite § 126  (54)

A force d’être confronté, impuissant, aux impasses, souffrances et errances de la vie humaine — les miennes comme celles de mes patients — dévoiler un lieu favorisant le penser devint une priorité ; proposer non pas une nouvelle méthode thérapeutique ou une solution mais un antre, un abri, un topos, basho où se poser.

Fort d’une diversité de formations et de conceptualisations, de rencontres et d’expériences tant fourvoyantes que bouleversantes où s’interpénétraient la sensibilité (le pathique) et l’intellect (le gnosique), le théorique et le pratique, l’Occident et l’Orient, une première constatation vit le jour : ce que l'humain considère comme la réalité n'est finalement que sa réalité, le produit, le schème d’une interaction entre ses modes d’accès au réel, son imaginaire et ses instances symboliques.

Face au champ infini des interprétations, affiner s’avérait indispensable. Y aurait-il une source à laquelle tout humain s’abreuve ? Par ailleurs, tout en sachant que la neutralité est, sinon un leurre, du moins le fruit d’un long cheminement, il s’agissait aussi de nuancer, voire d’annuler les valences positives ou négatives que nous accordons a priori aux choses. Enfin, comment, pourquoi et où quelque chose devient-elle ou se rend-elle accessible, s’arrache-t-elle de l’absence, de l’enfoui, nous apparaît ? Pourquoi l'apparition de quelque chose, la présence, éradiquerait-elle l'absence ? Y aurait-il différentes modalités de présence ?

Quand survint une première vision, elle sembla banale, évidente. Le piège incontournable fut de nommer, car cela enferme une sensation, un vécu dans une certaine orientation, dans une appartenance.

Choisir « étant », « néant » et « Être » ne pouvait qu’induire toute une série de jugements, mais n’en serait-il pas de même pour tout autre choix ? Nous nous devons donc de ne pas figer ces termes dans un sens comme dans un autre mais d’en accueillir tous les registres de signifiance et leur donner le temps de les sentir et mûrir, d’en apprivoiser la complexité.


En guise d’abri, en appeler au seuil où chacun peut méditer ses vécus ; un seuil qui ne cèle aucune vérité, ne gravant aucun sens dans le marbre ; un seuil que chacun franchit à son rythme vers d’autres possibles, d’autres ouvertures : oscillation continue entre construire et déconstruire, présence et absence, activité et repos... 

Notre vision suggère que nous nous positionnons tous à chaque instant dans un entre-trois dynamique « étant & néant & Être », entre-trois plus ou moins harmonieux qui préside à nos sentiments, nos décisions, nos actions. Y aurait-il une incohérence à introduire la notion d’harmonie, d’équilibre puisque cela implique un jugement et active une valence ? Peut-être, mais la notion de métastabilité - ni stable, ni instable - toujours en mouvement, renvoie vers une harmonie différente pour chacun et chaque culture ou époque.

L'entre-trois existential nous convoque à habiter un Lieu, ouvert où gravitent le réel, l’imaginaire et des instances symboliques qui s’entrechoquent à l’étant, au néant et à l’Être, suscitant des séjours existentiaux plus ou moins dynamiques, métastables et soutenants ; un « où » instaurateur d’un fond phénoménalisant, au rythme de l’Instant, une voie en ce monde. 


Afin de pouvoir entrer en résonance/dissonance avec la motilité​, voire la turbulence de cet "entre", afin de pouvoir y méditer l’ondoiement de nos vies que nous devrions moduler constamment, j’invite, à nos côtés, un soi auxiliaire à nul autre pareil : L’ŒUVRER ARTISTIQUE, non pas une œuvre d’art ou un artiste spécifique mais précisément l’œuvrer artistique, en tous temps et tous lieux. Fond et formes, sans-forme et fond-originel s’interpénètrent pour nous permettre d’habiter le fond-abyssal de la vie.


Questionner le fond abyssal ( Abgrund) de l'homme 

 au jour d’un cheminement de l’entre-trois existential©

nous intime de laisser s'esquisser une voie de l'art, une voie à l'art pour ... 



 Quelques références bibliographiques  

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Edmund HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie et une recherche philosophique phénoménologique pures, Recherches phénoménologiques pour la constitution ( Ideen II), 1912-1928, PUF, 1996

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                               - Contributions to philosophy, 1932-89 Indiana University Press, 2012

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                           - L'art, éclair de l'Être, Comp'Act, 1993 

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Françoise DASTUR, Figures du néant et de la négation, entre orient et occident, Encre Marine, 2018

Reiner SCHÜRMANN, Le principe d’anarchie, Heidegger et la question de l'agir, 1982 Diaphane, 2021                         

Ado HUYGENS, Penser l’existence, exister la pensée, Ed. Encre Marine, 2008

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