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                                  Être-au-monde,

                                                      c'est en soi-même 

           être  dépourvu de point d'appui.

                                            Martin HEIDEGGER

Le poète japonais TAKAMURA Kōtarō 高村光太郎 (1883-1956) fit la constatation suivante : 

« Il n’y a pas de chemin devant moi. Le chemin apparaît derrière moi."

Cité par Jacynthe Tremblay

Comment, pourquoi, quand décide-t-on de devenir clinicien, psychothérapeute, thérapeute ? 

Quelle étude, cela implique d'entreprendre ? Filière(s) universitaire, privée, scientifique, ésotérique, ... ? 


Dès les premières séances, pour ceux qui ont choisi l'académique, toute la complexité de "Sciences Humaines"  se dévoile et frappe d'intranquilité une capabilité escomptée. Serait-ce un oxymore qui s'ignore : "Sciences Humaines"?


Prise de conscience redoutable - pour d'aucuns - que celle que l'humain pourrait ne pas être un objet manipulable, une série de signes à cocher dans une grille de lecture, la linéarité inflexible d'une suite causale et, in fine, guérissable à l'aide de protocoles préformatés en fonction de la dite grille de lecture. 


Habiter ces lieux qui  ne réduisent pas l'humain à un système foudroie le clinicien d'un impouvoir d'autant plus intense que l'idée de pouvoir aider était ancrée comme une évidence. 


Qu'en est-il de cette prétention de pouvoir s'ériger en "psychothérapeute", en thérapeute de la psyché ou par la psyché ?


" Avons-nous conscience d'être vivants ? Non.

Il nous faut toute une série d'opérations, nous interroger, nous tâter, 

pour prendre cette conscience.

 Or, n'avoir pas conscience d'être vivant, c'est déjà être mort.  "

Maurice Maeterlinck, Avant le grand silence


Artiste : Matthew Day Jackson, Vanharents Collection 

Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Avant de questionner la psyché, commençons par la vie. 


Si prendre conscience d'être vivant, c'est aussi prendre conscience d'être mortel, cela pourrait nous enjoindre à ne pas trop approfondir la question de la vie-mort. 


Mais...


A l'instar d'un Dilthey, pouvons-nous imaginer que penser la vie est une tâche à laquelle nous puissions nous dérober ? 


La vie englobe tant de dimensions que François Jacob, le célèbre biologiste, se demande s’il est possible d’établir les contours et pourtours de la vie, d’en circonscrire une essence, une nature. Peut-on définir la vie ? De nombreuses ambiguïtés surgissent. 


Tout comme le sous-entend Locke :« Il n'y a point de terme plus commun que celui de vie, et il se trouverait peu de gens qui ne prissent pour un affront qu'on leur demande ce qu'ils entendent par ce mot ». 


La vie serait-elle une évidence indicible, une intelligibilité inexprimable ? Ne pouvant enfermer la vie dans le concept de substance, une première distinction nous vient à l’esprit assez rapidement, celle d’animé et d’inanimé. A ce stade, tout est clair, nous sommes des êtres animés.


Le non moins célèbre Dr. Bichat, par sa formule concise « "La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort », ouvre le débat de la force vitale et crée un cercle vicieux dont la science physico-chimique sortira. 


A défaut de pouvoir définir la vie, tentons d'esquisser ce qu’elle suppose. 


En premier lieu, nous pouvons observer une interaction organisée du vivant avec le milieu dans lequel il vit et qui lui permet de vivre en lui donnant ce dont il a besoin, interaction qui implique une différenciation, une individuation plus ou moins marquée. Il n’est pas son milieu et son milieu n’est pas lui. 


Deuxième fondement de la vie : la transformation qui connaît une phase ascendante où le vivant se construit, croît, se renforce, se développe et une phase inexorablement dégénérescente où il s’atrophie, se fragilise pour aboutir à la mort et disparaître... Où ? Cette question deviendra un des grands enjeux de la pensée, de l'imaginaire humain. S'il est indéniable qu'un processus de néantisation afflige tout ce qui est, conduit-il pour autant toute chose vers le néant ? L'homme ne pourrait-il pas en  réchapper ? 


La vie oscillerait donc entre un processus de création interagissant irrémédiablement avec celui de néantisation. Ne serait-ce pas la manière dont chaque humain questionne, analyse, vit, éprouve et tente de contrôler, diriger cette oscillation qui oriente son parcours de vie ?



"Si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, 

l'abîme te regarde aussi. "

     

                                                                                                                       Friedrich Nietzsche



Artiste : Marlène Dumas


Nous nous accordons que toute « chose » est en perpétuel mouvement, en transformation constante pour, in fine, de la plus grande à la plus petite, animée ou inanimée, disparaître. Tout est éphémère, du plus solide au plus fragile et vulnérable. Cette désintégration inévitable de la matière qui se regénère sous d’autres formes n’a troublé l'humain que depuis la naissance d’une conscience, la conscience humaine qui découvre que cette néantisation frappe ce qui lui apparaît comme le plus précieux : sa vie, celle de ses proches et tout ce qu'il acquiert, ce pourquoi il se bat. Rien n'est acquis une fois pour toute !


Démuni, sa réponse à cette présence néantisante - ressentie comme injuste - oscillera , elle aussi, entre géniale créativité et redoutables destruction et dérégulation. Par ailleurs, si éprouver ce processus de néantisation n’a pas de frontières, un clivage fondamental marquera  l'Occident et l'Orient, engendrant une pensée et des croyances modifiant existentiellement leur manière de vivre.


Se développera un levier d’une puissance sans pareille tant pour certains philosophes, gourous, coachs que scientifiques qui tenteront - chacun à leur manière - de contrecarrer cette funeste destinée en promettant l'impossible. Le mal-être sociétal et individuel n'en deviendra que plus inquiétant. 


Cet homme, obnubilé par et dans sa quotidienneté, abruti par l'opinion publique, Heidegger le nomme « On ». Ce « On » que nous sommes tous dans un premier temps n’est personne et tout le monde à la fois, ce "On" « admet la mort comme un fait, mais refuse de la considérer comme une possibilité propre. » Le Phédon nous le rappelle, seul le philosophe peut mourir serein, sérénité qui témoigne qu’il fut bien philosophe. Philosopher, c'est, pour Platon ou Montaigne en passant par les stoïciens, « apprendre à mourir » ? 


« Tout est mortel,

 et ce qui est mortel, est régi par des lois incertaines. 

Tout ce qui peut arriver un jour peut arriver aujourd’hui même » 

 

Sénèque,  Lettre à Lucilius


Mémorial aux morts, Venise

La psyché n’obéit pas toujours aux lois de la raison, ne se réduit pas aux explicitations rationnelles d’un logos  scientifique ; elle ne se laisse pas disséquer lors de recherches de laboratoire. Aucune expérience sur l’animal ne permet la moindre inférence par raisonnement analogique.


Si certains courants thérapeutiques désolidarisent la relation patient-clinicien pour la rendre la plus neutre possible et/ou privilégient une approche uniquement validée par la science, d’autres méditent les fondements de ce que signifie «être humain», «relation», «souffrance», «soin »,  "absolu", "divin", ...


Aucune prévalence ! Il ne s’agit pas de comparer pour établir un tiercé gagnant ou d'opposer science à ésotérisme mais de comprendre que tant le clinicien que le patient doivent harmoniser leurs besoins, leurs attentes et suivre leurs intuitions. L’avènement de la science tout en étant évènementielle à bien des égards court le risque d’abîmer l’humanité si elle s’érige en vérité absolue, omnipotente en se donnant comme mission de tout expliquer et maîtriser.


Au terme de quarante années de clinique, à l’orée de ma retraite, ayant pris du recul sur les multiples pratiques qui m'ont aiguillé vers mes fourvoiements et ouvertures, un tournant s'annonce.


La présence d’Henri Maldiney fut aperturale ; la lecture éprouvée, incessante de Martin Heidegger, décisive ; la manière d'être de Mineko et Yoichiro Iguchi sensei et la pensée japonaise, éclairantes. Je n’ignore pas les critiques proférées au penseur de l’Être et ne le dédouane en aucune manière. Elles ne me rendent que plus vigilant sur nos fragilités, égarements d’autant plus sournois, funestes, inconcevables que l’intelligence, la lucidité, la sensibilité sont exacerbées.



La montagne, c’est tout ce qui est.

Le sommet, c’est l’être.

Le Signal, c’est le rien de cet être,

et c’est aussi ce qui ouvre.

L’Ouvert, en son immensité, c’est le vrai.

Et le vol du regard signifie la pensée…


Il faut donc monter plus,

si nous voulons atteindre le Signal du sommet…

Cela veut dire quitter la symbolique de la hauteur pour celle de l’élévation.


Limite

L’extrémité du mouvement intérieur au sens

Sur cette extrémité, la brisure de ce sens

A cette extrémité, le langage, dans l’éclair de son geste, 

aperçoit ce que la pensée aura tant de mal a se re-dire


                                                                                                                 

                                                                                                                                                 Gérard

                                                                                                                 Granel 

                                                                                                   Le signal




S'il est un lieu qui m'a toujours appelé, où je ne peux séjourner mais qui m'y invite silencieusement, c'est le chemin de crête, la "ligne de risque" (cfr la revue), le point de fracture, là où la pensée se dérobe à l'impensable.


L'œuvre heideggérien de "Sein und Zeit 1927" à "Zeit und Sein 1962" en traversant les "Beiträge 1936-38" et "Besinnung 1938-1939" s'inscrit et s'écrit indubitablement dans / à une des époques les plus néantisantes de l'humanité au point de se demander si de l'homme demeurait de l'humain ; une époque ( tout comme celle qui suit la première guerre mondiale) où l'art a joué un rôle fondatif, d'autant plus créatif et révélateur qu'il fut ostracisé par d'aucuns, car qualifié de "dégénéré". 


Ce qui me semble essentiel, c'est précisément qu'Heidegger nous convoque, lui aussi, non pas à discourir sur, à pérorer, mais, en partageant une pensée intonnée à l'Être, à forger,  à notre tour, une parole nouvelle qui traduit, prolonge, translate, voire déconstruit ses vécus de  Seinsverlassenheit (le fait que l'Être ait abandonné l'étant) et Seinsvergessenheit (l'oubli de l'Être). Ce n'est plus une lecture anodine mais transformatrice que celle de cette écriture-pensée heideggérienne lorsqu'elle devient transpropriée par l'Estre (Ereignis), lorsque Heidegger ne pense plus à partir de sa subjectivité, d'une quelconque logique rationnelle, mais à partir d'une transmutation du Soi par l'Estre, et de l'Estre par le Soi. 


Que peut donc signifier pour Heidegger "Sein-Être" ou plus précisément sa traverse vers " Seyn-Estre", " Ereignis-évènement "  ? 











« Le Qi est le fond indifférencié (Wu : rien, nihilité),

vide (Xu) qui rend possible l'émergence de toute chose

mais en même temps, il est tout "ce qu'il y a" (You).

Le Qi est la totalité du Dao.

Le Qi, à son origine dans le Vide,

est pur, sans formes... »

                                         Guo XIANG.





 


Artiste-Danseuse Gagaku : 

Mme Mineko Iguchi

Dès ma première rencontre avec Mr et Mme Iguchi et Maître Anzai de la cour impériale, je ressens ce à quoi nous convoque Heidegger. Ils sont animés par le souffle du Ki. Il y a un au-delà du mouvement mécaniciste ; se donne quelque chose qui ne relève pas de l'étant. Nous nous rencontrons et, depuis, je traduis en paroles cette tradition japonaise ( chant, musique et danse, Gagaku) et la présente de telle manière que le public puisse s'intonner. Heidegger déploie dans la pensée ce que Kitanodai Ensemble déploie dans la corporéité : l'Être, le Ki.  Il en va de même pour nombre d'entre-nous. 


En janvier 1997, la revue  Ligne de risque est fondée pour s'insurger contre l'étiolement de la parole, de l'écriture. Il s'agit de "faire surgir, indissociable du geste même de vivre, la phrase de réveil de la profusion des phrases envoutées" par un nihilisme tout puissant, nihilisme qu'elle comprend comme " l'essentiel non-penser à l'essence du néant". Plutôt que d'évacuer le néant, le rien, le vide, il s'agit "d'agir dans l'élément du risque, amorcer un retournement jusqu'à faire pivoter l'axe du rien". Il s'agit de "rendre possible la pesée du néant en le laissant émettre des signes depuis toutes les traditions, rendre possible "le lire ensemble", sans cesse questionner le "rien". 


Si en tant qu'humain et clinicien, je questionne le "rien", le "néant", "le vide", l' "absolu" depuis l'aube de ma vie consciente, c'est au jour de ma rencontre avec Henri Maldiney que s'amorça l'entrelacs du pathique et du gnosique, de la sensation et de l'intelligibilité. " J'écris, dit-il, en tant que témoin de la signifiance de l'être qui me traverse et m'enveloppe irruptivement," à l'instar d'un Heidegger dont je n'ai pu éprouvé, comme ce fut le cas pendant plus de 35 ans avec Henri Maldiney, la résonance - den Anklang de la vibration de sa présence au cœur de son écriture. 

Le néant absolu ne signifie pas qu’il n’y aurait rien. 

Je le qualifie de point culminant de la détermination noétique. 

Il désigne la substance de l’esprit. 

Il est simultanément néant absolu et être absolu. 

Il dépasse la frontière de notre connaissance. 

La question même de son autodétermination provient de là. 


[Le soi] se voit vraiment, c’est-à-dire s’autoéveille réellement, 

lorsque lui-même cesse d’être vu, 

c’est-à-dire lorsqu’il se détermine à titre de néant. 

En ce sens, j’appelle “autoéveil du néant” le fait qu’à titre de néant, 

le ‹soi› se détermine absolument.  Là, nous voyons le soi véritable.


Kitaro Nishida - Traduction Jacynthe Tremblay

Artiste : Shiraga

Être passible chaque jour des formes singulières de néantisation du patient qui inexorablement me confrontait à ma propre finitude m'a imposé ce détour essentiel par le dialogue instauré par Maldiney entre la philosophie, l'homme, la folie et l'art, dialogue où se sont invités Heidegger et l'Ecole de Kyoto fondée par Nishida, dialogue où dans l'entre-parole séjournent nombre d'œuvrer et voix d'artistes.


Tel un Koan, tel un poème, telle une œuvre d'art,  le cœur de la pensée d'un Heidegger, Maldiney ou Nishida n'est pas à comprendre rationnellement en décortiquant chaque mot, en le dépeçant, en le déconnectant de la source dont il sourd. "Da-sein, Sein, Seyn, Ereignis, Nichtigkeit, Jikaku, Mu, shin no mu no basho, zettai mu no basho , ku, transpassibilité, transpossibilité, déchirer le rien, vide médian, l'Ouvert, Rencontre" tissent au fil d'une temporalité transcendantale, de voyages initiatiques et de bouleversements artistiques une "chair de monde" qui devient aujourd'hui un " Lieu d'accueil ", sans patient, ni thérapeute. 

Nous sommes sur le bord de ce que nous ne savons pas… 


L’obscurité de la théorie n’est pas due à la mécanique quantique, mais à notre faculté d’imagination limitée… Au-dessous d’une certaine échelle, il n’y a plus rien d’accessible, ni même plus rien d’existant...



(Dans la gravité quantique à boucle), il n’y a plus d’espace « contenant » le monde, et il n’y a plus de temps « au cours duquel » ont lieu les événements. Il n’y a que des processus élémentaires où des quanta d’espace et de matière interagissent continuellement… 


La physique ouvre la fenêtre pour regarder au loin. Ce que nous voyons nous stupéfie. Nous nous rendons compte que nous sommes pleins de préjugés et que notre image intuitive du monde est partielle, locale, inadéquate. 


Essayer de voir plus loin nous égare souvent : nous n’y sommes pas habitués. 

Pourtant, nous essayons. C’est cela, la science. 


La pensée scientifique explore et redessine le monde, elle nous en donne des images peu à peu meilleures : elle nous apprend à le penser plus efficacement. La science est une exploration continue de formes de pensée. Sa force, c’est sa capacité visionnaire de ruiner des idées préconçues, de révéler de nouveaux territoires du réel et d’élaborer de nouvelles images du monde, plus efficaces. 


Cette aventure repose sur toute la connaissance accumulée, mais ce qui l’anime, c’est le changement.


 Regarder plus loin. Le monde est infini et sublime ; nous voulons aller le voir. Nous sommes immergés dans son mystère et dans sa beauté, et derrière la colline qui bouche notre horizon, il y a des territoires encore inexplorés. 


L’incertitude dans laquelle nous sommes plongés, notre précarité, le fait d’être suspendus au-dessus de l’abîme de l’immensité de ce que nous ne savons pas, ne rend pas notre vie insensée : cela en fait tout le prix.

C. Rovelli, astro-physicien


Hatsuhinode 初日の出  2018 - Chiba - Japon en présence de la famille Iguchi  

Certains scientifiques semblent, eux aussi, tout aussi "transpropriés à l'Être" (ereignet) qu'Heidegger et dès lors traversés par une vision, mû par un regard qui ne leur appartient pas. Si, comme le souligne Rovelli, "essayer de voir plus loin nous égare souvent : nous n’y sommes pas habitués. Pourtant, nous essayons. C’est cela, la science." s'avère une possibilité, la science rejoint la pensée : une certaine science, une certaine pensée. Rien n'est vraiment comme ceci ou comme cela, définissable définitivement, coagulé en un sens immuable ; rien de complexe ne s'apparente vraiment à une exactitude radicale : ni la science, ni l'art, ni la psychothérapie. 


Au fil et dans l'écart de ce cheminement animé par la Daseinsanalytik, par la pensée heideggérienne de l'homme en tant qu'être le-là, Da-sein, entrelacé aux rencontres et voyages, m'est venu soudain comme en rêve           

"L'entre-trois existential"

L'Être & L'étant & le Néant


Comme je l'ai déjà souligné,

en tant que vivant, nous sommes corps, matière, substance et, dès lors, relevons de l’ordre de l’étant comme tout ce qui est, tout ce qui se donne à nos sens, toute chose, tout objet. Cette première dimension - l'étant, le sensible - est indubitablement reconnue de nous tous.


Tout étant, dès qu’il se manifeste, est touché, frappé par le néant – la deuxième dimension - que nous comprenons essentiellement comme un processus d’anéantissement, d'altération, de fragilisation, voire de destruction ou de dévastation.


« De tous les grands concepts que nous portons en nous, 

celui du néant est sans doute le plus fécond. »" 

 Léonard de Vinci, peintre, ingénieur, inventeur


Tout ce qui est, tout ce qui advient et devient est voué, un jour, à disparaître ou à se transformer. L’homme, lui-même, n’y échappe pas. Tout est éphémère ou, du moins, apparemment, dans le monde visible.


Si, donc, comme tout étant et en tant qu’étant, nous sommes, nous aussi, frappés par ce processus d’anéantissement, nous sommes, par ailleurs, en tant qu’humain, le seul étant qui non seulement puisse en prendre conscience et dès lors l’anticiper, le craindre, le refouler, voire le combattre, l’éradiquer… ou le méditer et l’accueillir mais aussi puisse nous le représenter. Si nous sommes capables de pressentir ce qui n’est pas encore visible à nos sens pour, in fine, au jour de cette vision, déplacer les limites de la réalité humaine, nous sommes aussi capables de pouvoir construire des vérités sur des fondations intuitives erronées que nous imposons néanmoins urbi et orbi.


Si ce processus d’anéantissement semble bien effectif, conduit-il pour autant, comme l'affirme Nishida, au néant absolu en tant qu'absence de toute chose ? Pourquoi l’humanité aurait-elle recours à des concepts inexistants comme, soi-disant, le néant ou le vide ? L’homme aurait-il besoin, pour questionner sa vie et sa place dans le monde, d’éléments qui tout en  n’existant pas contribuent néanmoins à l’élaboration fondamentale de ce que veut dire « être humain » ?


Comment une chose qui n’existe pas peut-elle se déterminer ? Comment le soi peut-il se déterminer à titre de néant ? Nishida fut désavoué par son propre étudiant, Hajime Tanabe qui accusa son maître de faire dériver l’ensemble de sa philosophie vers une simple intuition religieuse, à ses yeux, incompréhensible et infondée. Si l’imaginaire de son propre disciple ne pouvait pénétrer l’intuition nishidienne, comment celui d'un occidental le pourrait-il ? 


C'est ainsi que de nombreux physiciens, scientifiques, philosophes dont la vision excédait l’horizon d’intelligibilité de leurs confrères ou de la société dans laquelle ils vivaient furent rejetés, ostracisés, voire brûlés vif en place publique. Une intuition peut sembler souvent, à première vue, impensable, insensée, absurde et, néanmoins, se révéler, par la suite, comme indispensable pour lever un coin du voile masquant l’énigme du monde.


A force d’interroger, à partir de nos points de vue limités, la donation des choses, nous en oublions les exigences essentielles, à savoir se désencombrer radicalement de nos croyances et tout ce qui a congloméré notre identité. Etape fondamentale pour laisser la place à la donation de ce qui n’est pas nous, mais avec laquelle nous interagissons sans cesse.


Dès le 18ième, le siècle des Lumières va combattre l’obscurantisme en élevant la raison et l’observation en maître d’œuvre de la connaissance. La science est née pour le meilleur et pour le pire dans la mesure où certains scientifiques veulent s’ériger en maître du monde et considérer que leur tâche est de combattre le « néant » et sa dynamique anéantisante ou la notion de vide. Le progrès réside en son anéantissement, l’anéantissement du processus d’anéantissement. Une certaine science se donne alors comme objectif premier non seulement de comprendre la nature mais aussi d’interférer sur tout processus d’anéantissement qui, à ses yeux, ne serait pas utile, nécessaire : la stérilité, la mort, la vulnérabilité, la faiblesse…


C’est l’échelle de force, d’invincibilité, de productivité qui évalue, et l’homme lui-même, devenu «produit », et la progression du progrès au détriment d’une régulation et d’un cycle naturels que nous perturbons avec fierté. La terre est à la fois envahie par l’homme et ses multiples productions et dépossédée de ses propres richesses.


C’est là que le bât blesse. Trop de lumière nous éblouit. Nous avons aussi besoin de pénombre pour penser l’éthique de nos comportements.


C'est l'amour de la science qui a répandu le désordre dans le monde

et il dure depuis les trois dynasties...

Les hommes connaissent tous l'utilité d'être utile,

mais aucun ne connaît l'utilité d'être inutile. 

 Tchouang-Tseu


Si nous avons tous vécu cette deuxième dimension – le néant – sans pour autant, tous, l’avoir approfondie, la troisième dimension que j'aimerais introduire n’en est pas moins délicate, problématique à partager car elle relève, bien plus encore, du « méta », du suprasensible et, finalement, d’une forme de croyance que d’aucuns rejetteront avec mépris et arrogance.


Comment la nommer sans en coaguler irrémédiablement la signification ?


A l'instar de Martin Heidegger, nommons prudemment cette sensation « l’Être » sans, pour autant, exclure toutes les autres dénominations.  Cette signifiance pour le moins  insignifiable pourrait s'identifier sous le terme du divin, du spirituel, du souffle, du neutre, de l’indifférencié, de la matrice première, du transcendantal, du Vide ou de la vacuité, du cosmique, de l'âme, du ki, voire même peut-être de nos jours, de la gravité quantique des boucles.


7  Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. 

Wittgenstein, philosophe


Injonction qui, vous l’aurez compris, est à nuancer.  Ne devons-nous pas « pour ce dont on ne peut parler » laisser se forger une langue ?


Le cheminement de l’articulation de "l’étant" et du "sens" dont la charnière est le signe questionne inexorablement la relation qu’entretient l’étant-humain avec l’étant en général, le néant et l’Être. C’est précisément ce questionnement et ce cheminement qui nous humanisent et nous ouvrent, sinon une porte sur la réalité, du moins une voie éthique à l’altérité.


La poterie est d’abord un art de l’eau…

 C’est intentionnellement que tu as marqué le sol de ta vie.

 Tu es passée de la trace à l’empreinte… 

Cet art de terre et d’eau est un art éphémère… 

Organiser une construction qui permette les passages d’air et de lumière, 

qui donne à l’usage et au plaisir leur place, 

et les relie à un intérieur et un extérieur complexes… 

Accepter ce qui est une forme vide, le silence, l’absence est une autre épreuve. »

Frère Daniel de Montmollin, potier.


Tout vécu humain se donne comme une résultante en perpétuel mouvement – le vecteur existentiel – de ces trois forces dynamiques d’essences et de donations différentes : l’étant, le néant et l’Être.


Ce vécu ne se réduit à aucun des trois mais représente toujours le comment « je » traverse ces trois dimensions et comment s'opère la synergie des trois au cœur d’une oscillation particulière. Si celle-ci s’équilibre en fonction d’un moment et d’un temps donnés, l’homme réalise, rend effective la potentialité qui lui est propre : s’ouvrir à partir de tous ses sens à la possibilisation continuelle des possibles, ouverture qui implique une sensation de transcendance, comprise comme une sensation de pouvoir dépasser la sensation néantisante sans pour autant jamais en anéantir le processus, sensation de transcendance, faut-il le préciser, qui s'estompe régulièrement.


Le vecteur existentiel phénoménalise ainsi le degré d’harmonisation de ces trois dimensions ou son déséquilibre qui peut mener à de grands bouleversements ou souffrances.


Le cheminement-existentiel-éveillant incarne cette harmonisation toujours dynamique, jamais totalement révélée de l'entre-trois existential©.



                                                                                                                          René Huyghe, historien de l'art


La mission de l’homme 

ne se réduit pas à se maintenir en vie 

mais incarne l’ambition 

de s’élever à un niveau encore inconnu car,

 à l’inverse des autres vivants, 

il tend vers l’ouverture du nouveau, 

de choses qui n’existent pas encore… 

L’art illustre cette puissance, 

propre uniquement à l’homme. 


L’art n’existe 

que lorsqu’il incorpore à la réalité 

une quête de qualité immesurable 

mais toujours éprouvée 

dans ce dialogue expérientiel 

de l’artiste et du spectateur. 

                                         



                                                                                                    



 


                                Artiste : Toko Shinoda, Through

Ce cheminement-existentiel-éveillant m'impose, aujourd'hui, à l'orée de ma retraite, un nouveau commencement où s'entre-dynamisent pensée, éprouvé, vécu, éveil et pratique clinique, si tant est que "clinique" demeure le terme approprié. 


C'est pourquoi, je passe le relais de la présidence et direction du "Centre et de l'Ecole Belge de Daseinsanalyse" au Dr. Sylvain DAL pour me consacrer à la "fondation ArtDo foundation " que j'ai créée en mai 2021. Tant que j'en aurai l'énergie, j'y proposerai ce nouvel accompagnement, nouvel accompagnement que je peine à nommer ou crains de nommer tant les mots enferment bien plus souvent qu'ils n'ouvrent ce vers quoi ils devraient faire signe.


Privilégier un se laisser aller à l’expérience – Erfahrung – d'un passage spontané vers moins d'égoïté dans la mesure où s'expérimente une dimension nouvelle entrelaçant les choses et un espace-temps d'intelligibilité qui ne les réduit plus à une efficience, utilité, rentabilité démesurées et radicales. 


Eprouver la venue en présence, comme le souligne de Montmollin, "d'une forme vide, d'un silence, d'une absence", éprouver la venue en présence de ce qui, tant pour la métaphysique habituelle que pour le sens commun, ne se donne précisément pas.   


Lorsque le cheminement-existentiel-éveillant conduit à une forme d'éveil, une nouveau regard sur le monde traverse les impasses et les transforment en levier de possibles.


C'est ainsi qu'en présentant le Gagaku, j'ai pu ressentir en présence de Mme Iguchi dansant Urayasu No Mai, une étrange coalescence énergétique me permettant d'accueillir les moments difficiles que je devais affronter.

 

J'en arrive ainsi à ce qui finalement a traversé, questionné et troublé toute ma vie au point de la consacrer - cette vie - depuis plus de 25 ans à l'écoute, l'épreuve, l'enduré, l'accompagnement  de la différence, l'écart et l'excédent.

Bien évidemment, nous sommes tous trivialement différents les uns des autres, mais je vous invite à penser une autre différence. Que se passe-t-il chez ceux pour qui tant "ce qui est" que les catégories, les classements passent à un autre plan, lorsque ce qui est évident pour chacun ne l’est pas pour eux ? Ils se sentent souvent impuissants, exclus, incompris, étranges, inadaptables ou adaptés au détriment d'un "je ne sais quoi" d'essentiel. Ils se réfugient dans l'excellence et le perfectionnisme, dans le monde plus sécure de la science - souvent mathématique ou ils s'effondrent dans un nihilisme récurrent. L'intégration est plutôt rare et se fissure au fil du temps.


La majorité des patients que je rencontre depuis des années ont reçu l’étiquette de « haut potentiel », d’« hypersensibilité émotionnelle », d’ « inadaptabilité sociale », d’« instabilité bipolaire », de « mélancolie », d’ « Asperger ou trouble du spectre autistique », et s’il s’agissait, pour d’aucuns, en reprenant une proposition heideggérienne, d’une sensation précoce de « Bodenlosigheit », d’une sensation précoce, non identifiée, que le fond solide, fiable, le sol immuable, rassurant institué par l’extérieur et sur lequel ils avaient fondé – malgré eux - leur vie n’en était pas un (Ungrund). 


Ce sol se dérobe inexorablement sans pour autant pouvoir prendre conscience que leur sensation floue mais bien présente d’un abysse était précisément le fond – fond abyssal (Abgrund) – à partir duquel se construire, différemment, devenait possible.


EN REFLEXION 

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